En attente d’une floraison à venir

23 juillet 2011Ecrits

L’écriture se fabrique dans la relation privilégiée de la main avec ses outils : pinceau, crayon, stylo ou clavier d’un côté, bois, papier ou toile de l’autre. Certains instruments se tiennent dans la paume, d’autres entre deux doigts et d’autres encore sont seulement effleurés. Quant au corps, il peut prendre toutes les positions face à la matière de la création : assis, debout, accroupi, ou même couché. C’est pareil pour la photographie : il est impossible d’en parler sans envisager les machines qui nous permettent d’en fabriquer et les corps à corps que nous entretenons avec elles. Par exemple, l’appareil numérique permet aujourd’hui de montrer l’image au moment même où elle est faite et cela introduit aussitôt dans une économie de la sociabilité, amicale ou érotique. Au contraire, l’appareil traditionnel maintient un délai d’attente entre le moment de la prise de vue et celui de son développement de telle façon que l’image peut être découverte à un moment où les conditions de son enregistrement ont été complètement oubliées. Quant aux relations que nous établissons avec nos appareils, elles sont plus diverses encore puisque chacun peut être utilisé de quatre façons au moins.

Tout d’abord, on peut utiliser un appareil photographique pour produire une sorte de témoignage visuel  : il est ainsi conseillé par les compagnies d’assurances d’avoir une photographie des principaux objets de valeur qu’on a chez soi en cas de vol ou de destruction. Il y a aussi une façon de photographier qui consiste à se cacher avant même de montrer : celui qui dit à un proche « arrête de disparaître derrière ton appareil et viens un peu avec nous » a bien compris de quoi il s’agit ! On peut aussi utiliser les images que produit l’appareil photographique pour nourrir l’oubli de certaines choses ou créer un faux souvenir : par exemple, dans une famille où l’un des membres est connu par tous pour être désagréable et autoritaire, une image qui le montre souriant et affable peut tenter d’accréditer l’idée qu’il est réellement ainsi… Enfin, il est possible – et c’est le cas le plus fréquent – d’utiliser un appareil photographique pour tenter de se créer ses propres représentations du monde. Il faut dire que nous avons une bonne raison pour agir ainsi : il y a tellement d’images autour de nous qui nous bouleversent nous agressent et nous angoissent que chacun éprouve le besoin de fabriquer les siennes propres pour échapper à la confusion.

Cela n’a rien à voir avec le désir « d’enfermer le monde » ou « de figer l’instant » comme on l’a trop souvent répété. Bien entendu, le geste d’appuyer sur le déclic correspond toujours un peu au désir d’arrêter le temps qui passe, mais c’est à cause de l’extraordinaire frustration imposée à chacun d’entre nous par le mouvement permanent du monde ! Nous manquons tous cruellement de temps pour « développer » les sensations, les émotions et les états du corps que chaque nouvelle expérience mobilisent en nous. Faire de la photographie constitue d’abord un acte de résistance contre cet écoulement trop rapide du temps, mais on voit bien que ce n’est pas sur le mode de l’embaumement, bien au contraire ! En enfermant des images dans nos boîtiers, nous témoignons d’abord du désir de pouvoir retrouver plus tard les sensations, les émotions et les états du corps qui ont été les nôtres au moment de la prise de vue et qui ont été trop rapidement chassés par d’autres. Photographier consiste bien à « enfermer ». mais, comme dans le cas de la mémoire des événements agréables qui nous arrivent, c’est le désir de pouvoir « développer » plus tard toutes ces choses et, en les vivant à nouveau, guidés pour pouvoir nous les assimiler à notre rythme sans risquer d’être dérangés par le mouvement permanent du monde. Le bonheur se savoure mieux quand on peut prendre son temps.

Bien sûr, c’est en grande partie une illusion : le temps continue de passer et rien ne revient jamais pareil , mais cette illusion est créatrice de sociabilité. Au moment où nous découvrons une photographie développée, nous la regardons, nous la montrons, nous en parlons, et la vie paraît un instant reprendre là où nous l’avions laissée. Des mécanismes d’élaboration et d’assimilation psychique qui n’ont pas pu se mettre en place dans le moment de la prise de vue s’engagent à travers le fait d’être à plusieurs pour regarder l’image, de pouvoir en parler, ou même la modifier. Le désir de photographier est ainsi toujours partagé entre deux tendances opposées de la même façon que notre désir de vivre même. En effet, dans la vie, nous désirons souvent découvrir le maximum de choses et pour cela, nous en enfermons beaucoup au fond de nous-mêmes avec l’idée de les redécouvrir et de les explorer plus tard ; mais, en même temps, nous sommes aussi tentés de restreindre nos nouvelles expériences afin de nous donner du temps pour développer et assimiler celles que nous avons déjà faites. Ces deux attitudes sont en concurrence permanente dans l’acte de photographier comme elles le sont dans la vie. C’est elles qui nourrissent cet acte, toujours à mi-chemin entre le désir d’enfermer plus de choses avec le désir de les développer plus tard et celui de développer tout de suite celles qui ont déjà été vécues. Il y a des gens qui préfèrent « enfermer » sans développer et d’autres qui aiment découvrir leurs images et en parler.

Pourtant, le plus souvent, les images capturées dans le bonheur et l’exaltation se révèlent décevantes une fois développées. Devant un paysage ou à un corps qui nous ont enchantés, nous avons éprouvé le désir d’en fixer l’image pour en retrouver plus tard les sensations, mais, face à la photographie, le chemin semble perdu. La découverte de nos images s’apparente ainsi un peu à ce qui arriverait si nous décrivions l’un de nos rêves à un interlocuteur, puis que nous lui demandions de nous le raconter à son tour. Raconter un rêve, c’est à la fois tenter d’en sortir et d’y faire entrer un partenaire. Mais le rêveur volubile est confronté deux fois à un réveil douloureux : à l’instant où il quitte les illusions du sommeil et à celui où il tente de faire partager celles – ci en les racontant. Faire le récit de ses visions nocturnes confronte à leur caractère éminemment subjectif et incommunicable. Mais en contrepartie, le rêveur gagne l’illusion d’en faire partager à son interlocuteur quelques bribes. Car ce n’est pas le moindre paradoxe du récit du rêve. Il s’accompagne toujours de la conviction que celui à qui nous le racontons s’en forme une image semblable à celle que nous en avons nous-mêmes. Mais imaginons cette simple vérification, tellement terrorisante que personne ne l’ose : demandons à celui à qui nous avons raconté notre rêve de nous raconter à son tour les images qu’il a formées pendant notre récit. Quelle déception ! Découvrir l’image d’une photographie que nous avons eu du plaisir, ou même du bonheur à prendre, c’est souvent se livrer à la même déception. Nous n’y trouvons pas l’impression que nous désirions communiquer, et moins encore celle que nous avions éprouvée en la fabriquant. Déçus, nous pouvons chercher dans de nouvelles technologies la possibilité de réussir mieux une prochaine fois. Le commerce des machines photographiques prospère sur ce désir. Mais, de la même façon qu’un échange fécond peut s’établir avec celui à qui nous racontons notre rêve à partir du moment où nous acceptons qu’il s’en fasse sa propre image, un dialogue peut s’établir entre notre appareil photographique et nous. L’écart entre la photographie découverte et celle que nous aurions voulu faire devient alors le point de départ d’une perception différente du monde. La seconde est toujours différente de la première, certes, mais le monde réel n’est – il pas lui-même toujours différent de ce que nous en attendions ? Accepter les photographies que nous avons faites comme elles sont devient alors un acte d’accompagnement du mouvement permanent du monde On ne fait pas toujours des photographies comme on embaume des cadavres. On en fait aussi parfois comme on cueille des fleurs, en sachant nos sensations périssables, pour le plaisir d’accompagner leur évanouissement fugitif ou de rendre hommage à la beauté du monde. Et on en fait parfois comme on planterait des graines, en attente de la floraison à venir.