La photographie, un regard soutenu par les mains

10 juillet 2011Ecrits

Les psychiatres se sont très tôt intéressés à la photographie. Hugh Welch Diamond (1809-1886) réalisa dans son asile de Springfield les toutes premières photos de patients en 1851 et monta le premier laboratoire photographique hospitalier en 1852. Il traça également, dès 1856, ce qui allait rester les trois fonctions possibles de la photographie en psychiatrie : diagnostic, fichage et thérapeutique. La premier de ces courants aboutit à la création de deux batteries de tests utilisant la photographie, l’une par Murray en 1935 et l’autre par Szondi en 1944, tests encore utilisés aujourd’hui. A part quelques réussites esthétiques (notamment autour de Charcot à la Salpétrière), la seconde tendance entretint malheureusement souvent une fâcheuse confusion entre malade mental et criminel de droit commun, confusion alimentée par le prosélytisme de Lambroso (1835-1919) et de Bertillon (1853-1914). Enfin, la troisième tendance s’épanouit vraiment avec la prise en compte de l’inconscient dans l’image. Sylvio Fanti en fit un outil privilégié de sa méthode en demandant à ses patients de lui amener des photographies de famille et de les commenter en prenant en compte non seulement les figures représentées mais aussi les rayures et les diverses imperfections que le temps avait apporté à ces images. Parallèlement, certains psychiatres ou art-thérapeutes encourageaient la pratique de la photographie comme moyen thérapeutique, notamment à travers l’autoportrait (comme Gilles Perriot à Chalons). Ces pratiques, toutefois, sont restées, restent et resteront très limitées. Toute la culture psychiatrique est en effet organisée autour de deux axes majeurs qui excluent également l’image, le courant organiciste centré sur la prescription médicamenteuse et le courant psychologisant centré sur l’usage de la parole (dont la psychanalyse est la tendance la mieux connue). La psychiatrie, ici, se révèle malheureusement le reflet de la culture occidentale autour de l’image. Levi Strauss, tout en disant qu’on ne pensait que par les mythes, ne voyait que la littérature pour nous les offrir.

Heureusement, la psychanalyse a mieux à nous apporter qu’une théorisation d’un usage psychiatrique de la photographie. Elle nous permet de comprendre que l’être humain ne s’assimile le monde que pour autant qu’il parvient à le symboliser, c’est à dire à transformer les informations diverses que lui en fournissent ses organes des sens en éléments psychiques de telle façon que ceux-ci s’intègrent pour chacun dans le monde de ses représentations préexistantes. Cette symbolisation ne passe pas seulement par les mots du langage, comme on l’a trop cru dans les années soixante et comme en témoignent les travaux de Levi-Strauss, mais aussi ceux de Roland Barthes ou, sur un mode plus caricatural encore, ceux de Jacques Lacan. Elle passe également par des images et par des gestes, notamment ceux que nous réalisons avec les divers outils qui prolongent nos perceptions : l’appareil photographique est l’un de ces outils qui nous rappelle constamment que l’esprit n’existe pas sans les sens et l’oeil sans la main.

Ce que nous apprend, enfin, la théorie de la symbolisation, c’est qu’il n’existe pas un temps de la construction intérieure de la représentation qui précéderait son extériorisation. On peut bien sûr percevoir sans agir, mais une représentation du monde ne se construit qu’à travers un ensemble d’actions qui aboutissent, selon les cas, à des mots, à des gestes ou à des images. Ces trois formes de symbolisation ne sont pas porteuses des mêmes désirs. La sensori-motricité est porteuse du désir d’explorer l’espace entre les corps et de l’annuler. Le langage introduit pour chacun la mise à distance de la langue dans son rapport au monde et à l’autre. Il est allégeance à la culture qui porte cette langue. L’image se situe entre les deux, porteuse à la fois et dans le même mouvement d’un désir de rapprochement et d’un désir de mise à distance, d’une dépendance à l’outil et d’un affranchissement des codes.

Est-il vraiment utile d’engager les enfants, les adolescents ou les adultes à fabriquer des images ? entend-on parfois. N’est-il pas plus utile de les inviter à réfléchir sur les images des autres et à les commenter ?

La mode est aujourd’hui à la “ contextualisation ” des images1. “ Contextualiser ” une image, c’est à la fois préciser les circonstances de sa production et prendre en compte les autres images auxquelles elle peut être associée ou opposée. Le problème de cette approche est qu’elle repose sur le langage seul. Or la dynamique d’appropriation psychique appelle aussi une participation motrice et sensorielle. L’être humain n’est pas qu’un regard et son regard seul peut bien peu. Ce n’est pas le commentaire sur les images qui doit être encouragé, mais la pratique de la création et de la manipulation des images. Parce que le travail psychique de la symbolisation passe par des comportements – et notamment des comportements producteurs d’images – avant de passer par des mots. Peu d’enfants ou d’adultes sont capables d’organiser un discours critique sur l’image. Les mots mêmes de “ discours ” et de “ critique ” inhibent. Par contre, chacun prend plaisir à fabriquer des images, notamment des photographies. Les images-objets fabriquées sont ensuite prises en relais, à l’intérieur du psychisme, par des images intérieures. Ces images intérieures font LIEN entre les deux composantes essentielles entre lesquelles est partagée notre vie psychique : les expériences sensorielles, émotionnelles et motrices d’un côté et les mots de l’autre. Autant dire que la symbolisation par fabrication d’images n’est pas seulement l’une parmi d’autres des formes de la symbolisation : elle est celle qui assure la transition indispensable entre l’être dans le monde qui symbolise avec ses gestes et ses actes ; et l’être devant le monde qui symbolise par le discours qu’il tient sur lui.

La pratique de la fabrication d’images est contre poison qui emprunte au poison des images sa forme visuelle, mais qui restitue à l’homme un regard en lui permettant de le soutenir avec ses mains.

Enfin, la pratique d’image, mieux que tout discours, convainc qu’aucune image n’est une représentation de la réalité, mais que toutes sont des mises en scène résultant d’une intention. Le seul « objet » digne d’intérêt dans une image, c’est l’intention de celui qui l’a réalisée et les moyens qu’il s’est donné. Ou plutôt ce sont les moyens qu’il a découverts visuellement, sans pour autant forcément s’en rendre compte, et encore moins en étant capable de symboliser les mêmes choses avec des mots.

Tout pouvoir constitué tente de faire croire qu’il existe des images vraies, celle qu’il veut faire passer pour telles. Et la télévision conforte ce mensonge en faisant croire qu’il y aurait une déontologie de l’image qui n’obligerait, parfois, à ne montrer que des images vraies. A cette proposition-là, il est urgent d’en opposer une autre. Toutes les images sont des mises en scène. Il ne suffit plus de dénoncer les mensonges des images au coup par coup, il faut mettre en place une culture du doute généralisé vis à vis des images. Une pratique réfléchie et commentée de la photographie y contribue. C’est un travail politique.